1. Introduction : le retour assumé de la puissance militaire allemande
À travers un plan d’investissement militaire sans précédent de 377 milliards d’euros, l’Allemagne franchit une étape historique dans la refonte de sa défense nationale.
Selon des documents gouvernementaux internes obtenus par POLITICO, Berlin entend faire de la Bundeswehr le pilier central de la sécurité européenne.
Sous l’impulsion du chancelier Friedrich Merz, la nouvelle stratégie s’inscrit dans une vision claire : reconstruire une force conventionnelle dominante, moderne et technologiquement autonome, tout en soutenant la compétitivité de l’industrie de défense nationale.
Cette transformation intervient dans un contexte géopolitique marqué par la guerre en Ukraine, l’érosion de la dissuasion européenne et le besoin de rééquilibrer les rapports de force au sein de l’OTAN.
2. Un plan d’investissement massif et pluriannuel
Le document de 39 pages trace une feuille de route d’acquisitions couvrant les domaines terrestre, aérien, maritime, spatial et cyber, pour les dix prochaines années.
Si certaines dépenses figureront dès le budget militaire 2026, la majorité s’inscrit dans un horizon stratégique à long terme, confirmant la volonté de Berlin d’ancrer durablement son effort de défense.
La philosophie du plan repose sur deux axes :
• Renforcer la souveraineté industrielle allemande en priorisant les entreprises nationales.
• Positionner la Bundeswehr comme force d’appui centrale des dispositifs européens de défense collective.
3. Réforme financière : un modèle de défense hors du “frein à la dette”
Ce plan militaire repose sur un changement structurel majeur :
le gouvernement allemand a décidé d’exclure les dépenses de défense du “frein à la dette” constitutionnel, ouvrant ainsi la voie à un financement durable et indépendant du cycle budgétaire classique.
Cette évolution institutionnelle marque la fin de la logique d’austérité militaire imposée depuis 2011.
Elle prolonge le fonds spécial de 100 milliards d’euros créé sous Olaf Scholz, tout en pérennisant la dépense militaire au-delà de 2 % du PIB, conformément aux engagements de l’OTAN.
4. La modernisation terrestre et aérienne : Rheinmetall et Diehl en chefs de file
Le plan d’acquisition illustre le recentrage sur les acteurs industriels allemands majeurs :
• 687 blindés Puma (dont 662 versions de combat) livrables d’ici 2035.
• 561 tourelles Skyranger 30 pour la lutte antidrones.
• Millions de munitions et grenades fabriquées localement.
Rheinmetall se taille la part du lion, consolidant son statut de moteur industriel du complexe militaro-industriel allemand.
À ses côtés, Diehl Defence confirme son rôle stratégique avec 21 contrats d’une valeur totale de 17,3 milliards d’euros.
Le programme IRIS-T, clé de la défense aérienne future, représente à lui seul 4,2 milliards d’euros, avec des systèmes et missiles à moyenne et courte portée destinés à protéger l’espace aérien allemand et européen.
5. Drones et espace : les nouveaux piliers technologiques
La planification met l’accent sur la robotisation et la supériorité informationnelle :
• Drones armés Heron TP (coopération israélienne – 100 millions €)
• 12 drones tactiques LUNA NG (1,6 milliard €)
• 4 drones maritimes uMAWS (675 millions €)
Mais la véritable révolution s’opère dans l’espace.
Plus de 14 milliards d’euros sont alloués à la construction d’une constellation de satellites en orbite basse (LEO), d’une valeur de 9,5 milliards €, garantissant une communication militaire continue, sécurisée et résistante au brouillage.
Ce volet s’intègre dans le plan de 35 milliards € du ministre Boris Pistorius consacré à la sécurité spatiale, faisant de l’espace un axe stratégique de souveraineté et de supériorité numérique.
6. Une dépendance persistante vis-à-vis des États-Unis
Malgré cette volonté d’autonomie, l’Allemagne reste fortement dépendante des technologies américaines pour ses capacités stratégiques.
Le plan inclut notamment :
• 15 avions F-35 de Lockheed Martin (2,5 milliards €) pour maintenir le rôle nucléaire partagé au sein de l’OTAN.
• 400 missiles de croisière Tomahawk Block Vb (1,15 milliard €).
• Trois lanceurs Typhon (220 millions €).
• Quatre avions de patrouille maritime Boeing P-8A Poseidon (1,8 milliard €).
Ces programmes, représentant seulement 5 % du budget global, concentrent pourtant la quasi-totalité des capacités stratégiques, nucléaires et de frappe à longue portée.
L’équilibre entre souveraineté industrielle européenne et dépendance atlantique reste ainsi au cœur du dilemme stratégique allemand.
7. Analyse stratégique : une puissance sous contrainte
Ce plan à 377 milliards d’euros positionne l’Allemagne comme l’architecte principal du réarmement européen, mais il révèle également ses paradoxes :
• Économiquement, Berlin renforce son industrie militaire et crée un écosystème technologique national compétitif.
• Politiquement, l’Allemagne s’impose comme pilier de la défense de l’UE, tout en s’alignant sur la doctrine stratégique américaine.
• Militairement, elle ambitionne la puissance conventionnelle, mais reste dépendante des infrastructures et technologies extra-européennes pour ses capacités de dissuasion.
Le défi de la décennie sera de savoir si l’Allemagne peut transformer sa puissance industrielle en autonomie stratégique réelle, ou si elle restera un bras opérationnel au service de l’architecture OTAN.
8. Conclusion
Cette stratégie de réarmement massif marque un tournant historique dans la posture de sécurité de l’Allemagne.
En consolidant sa base industrielle tout en assumant un rôle moteur dans la défense européenne, Berlin ambitionne de devenir le centre de gravité militaire du continent.
Mais la dépendance persistante envers Washington pose une question cruciale :
l’Allemagne est-elle en train de redevenir une puissance souveraine ou de s’ancrer davantage dans un système de dépendance stratégique transatlantique ?
L’avenir de la sécurité européenne se jouera probablement dans la réponse à cette question.

