L’accord historique entre l’Éthiopie et le Somaliland fera grincer des dents la Corne de l’Afrique

Jan 5, 2024 | Afrique, Les rapports

L’Éthiopie a signé début janvier 2024 un mémorandum d’entente avec le Somaliland, une région séparatiste de la Somalie, pour obtenir un accès à la mer Rouge en échange d’une participation dans sa compagnie phare, Ethiopian Airlines.

Or chacun sait qu’ un mémorandum d’entente n’est pas juridiquement contraignant, bien qu’il soit considéré comme une déclaration d’intention et puisse conduire à un traité imposant des obligations à ceux qui l’ont signé. Mais des négociations détaillées pour parvenir à un accord formel seront conclues dans un mois, a déclaré Redwan Hussein, conseiller à la sécurité nationale du Premier ministre Abiy Ahmed.

Il n’a pas pour autant divulgué la voilure de la participation qu’offrirait l’Éthiopie dans la plus grande compagnie aérienne du Continent.
Dans le cadre de l’accord, l’Éthiopie reconnaîtra le Somaliland en tant qu’État souverain, a déclaré le président du Somaliland, Muse Bihi Abdi.
Cette initiative de la deuxième nation la plus peuplée d’Afrique pourrait accroître les tensions dans une région déchirée par les conflits estime Fasika Tadesse pour Bloomberg ( voir son article « Red Sea Access Stirs Controversy in Volatile Region: Next Africa », publié le 2 janvier 2024
Le Somaliland a déclaré unilatéralement son indépendance en 1991 après l’éclatement d’une guerre civile en Somalie. Depuis lors, il cherche à obtenir une reconnaissance internationale qui lui permettrait de bénéficier de financements et d’aide.

Cependant, cet accord pourrait également contrarier d’autres puissances régionales. L’Éthiopie gagne ainsi un accès à un coin très stratégique du monde, à savoir le détroit de Bab el-Mandeb, a déclaré Rashid Abdi, analyste en chef pour la Corne de l’Afrique et le Moyen-Orient au Sahan Research. « C’est là que près de 12 % du commerce économique mondial est effectué, et c’est également l’endroit où se trouve la plus grande concentration de flottes maritimes. Cela perturbe également l’équilibre militaire existant. En principe, les pays de la région, notamment l’Égypte, ne verront pas cela d’un bon œil », a-t-il déclaré.

Le mémorandum permettrait à l’Éthiopie d’accéder à la mer Rouge depuis le Somaliland via le golfe d’Aden et de l’utiliser comme base militaire et à des fins commerciales pendant 50 ans, a déclaré Redwan Hussein le 1er janvier 2024 à Addis-Abeba. « Elle pourra louer un accès de 20 kilomètres de long (12 miles) pour la base navale éthiopienne et l’utiliser comme l’un de ses ports d’entrée », a déclaré Rashid Bihi.
L’Éthiopie pourra également construire des infrastructures et un corridor, a ajouté Redwan Hussein.
Dans ce contexte, la Somalie n’a pas manqué de convoquer une réunion d’urgence pour discuter de cet accord, a rapporté l’Agence nationale de presse somalienne.

Pour mémoire, en 2020, lorsque le Kenya a annoncé son intention d’ouvrir un consulat au Somaliland, la Somalie a rompu ses liens diplomatiques avec la nation d’Afrique de l’Est. « Cela ne pourrait qu’aggraver les relations diplomatiques entre les deux pays, avec le risque de rupture des liens », a déclaré Mohamed Mubarak, directeur exécutif de l’Institut Hiraal. Mais il estime qu’il y a peu de choses à faire concernant l’accord, car la Somalie n’est pas présente dans les régions du Somaliland en question. Les tensions sont déjà vives dans la région depuis qu’Abiy, lors d’une conférence télévisée en octobre 21023, a identifié l’accès à l’océan comme un objectif stratégique et a averti que l’échec de sa sécurisation pourrait mener à un conflit, avant de modérer ses propos.
Cette annonce survient dans un contexte de tension régionale.

A plusieurs reprises, le chef du gouvernement éthiopien a-t-il tenu des propos susceptibles de créer des tensions , demandant aux pays voisins de reprendre les discussions sur l’accès à la mer « afin d’assurer une paix durable », et « que les futures générations ne tombent pas dans le conflit ».

Des médias avaient aussi rapporté des conversations privées où Abiy Ahmed évoquait une possible action armée. Plusieurs pays avaient alors haussé le ton et Addis-Abeba avait dû démentir tout esprit va-t-en-guerre.

L’Éthiopie n’a plus d’accès à la mer, depuis 30 ans, et fait transiter ses marchandises par Djibouti notamment, mais le coût annuel reste élevé, certains parlent d’un milliard de dollars. Addis-Abeba cherche donc depuis longtemps à diversifier ses débouchés.
On l’aura compris cet accord avec le Somaliland risque de faire grincer des dents. Djibouti pourrait perdre une partie de sa manne financière. Mais on attend surtout la réaction somalienne qui ne reconnaît pas l’indépendance du Somaliland et pourrait voir, dans cette annonce, une violation de sa souveraineté, estime Fasika Tadesse pour Bloomberg.

Le Cabinet somalien a condamné le Mémorandum d’Entente entre la région séparatiste de la Somaliland et l’Éthiopie comme une violation de la souveraineté, mais quoiqu’il en soit, la Somalie doit faire face à la réalité qui existe sur le terrain qui est en place depuis plus de trois décennies.
La Somaliland a rétabli son indépendance en 1991 après l’échec du projet d’unification.
Pour autant cette dernière n’est toujours pas reconnue. Dans cette perspective « l’Abyssinie »peut se targuer d’être le premier État membre des Nations unies via ce fameux mémorandum à le faire.

En échange de cela et en accordant des parts dans sa compagnie aérienne nationale, l’Éthiopie recevra des droits portuaires commerciaux et militaires qui résoudront enfin son dilemme d’être enclavé, situation en place depuis l’indépendance de l’Érythrée en 1993.
A ce titre, on soulignera volontiers que les prétentions de l’Éthiopie à un droit historique d’accès à la mer Rouge sont aussi anciennes que l’invention de l’Éthiopie moderne elle-même. Dans ce cadre, Les dirigeants éthiopiens, ont tendance à se réclamer de ce que l’Africaniste Britannique Christopher Clapham qualifie de prétention à la compétence universelle. Ils revendiquent de vastes territoires sur lesquels ils n’ont parfois jamais mis les pieds ou exercé un contrôle effectif.

Au cours des trois décennies écoulées, la Somaliland a du reste prouvé qu’elle possède toutes les caractéristiques d’un État souverain en défendant son existence, en améliorant les conditions de vie de son peuple grâce au développement socio-économique et en gérant avec succès ses propres forces armées, entre autres facteurs.

Dans cette perspective, l’Éthiopie avait été réticente à modifier le statu quo géopolitique par une reconnaissance formelle de cette réalité malgré le renforcement de ses liens avec la Somaliland, mais a changé de position pour servir un plus grand bien régional lié à la résolution de son dilemme susmentionné et aux problèmes internes et internationaux que cela implique.

Le Premier ministre ,Dr Abiy Ahmed n’aurait pas fait cela si l’un des États voisins avait accepté sa proposition d’échanger des parts dans les entreprises nationales de son pays contre des droits portuaires commerciaux et militaires.

Ils sont restés influencés par le dilemme sécuritaire régional en percevant sa proposition comme une menace, surtout après qu’une communauté érythréenne pro-gouvernementale en ligne a semé la peur (peut-être avec la participation des services de renseignement de leur pays) que l’Éthiopie prévoyait d’annexer ses voisins.

Au lieu de contenir l’Éthiopie et de perpétuer son dilemme d’être enclavé, comme l’avait l’intention cette campagne de guerre de l’information, cela a eu l’effet inverse en poussant l’Éthiopie à négocier avec la Somaliland faute d’autre choix.

Olivier d’Auzon

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